Lucien DUROSOIR ( 1878 - 1955 )

orthe , bélus , landes , durosoir , violon , maréchal , caplet , neuville st vaast , guerre , colombophile ,  1914 , douaumont ,  quintette du général

e 23 août 2008, Luc Durosoir, le fils de l’artiste compositeur tenait à Sorde l’Abbaye, dans le cadre de l’exposition 1914-1918 du Centre culturel, une conférence notamment sur les circonstances dans lesquelles son père vécut la Grande Guerre.
Laissons-lui la parole…

orthe , bélus , landes , durosoir , violon , maréchal , caplet , neuville st vaast , guerre , colombophile ,  1914 , douaumont ,  quintette du général

Dans cette salle où flotte le souvenir de tant de Landais anonymes ou moins anonymes, disparus ou ayant échappé à la grande tuerie,

je parlerai de Lucien Durosoir ( mon père ) qui n’était pas Landais de naissance, mais qui a adopté ce pays et y a fait souche – mais surtout dont l’œuvre musicale est née ici dans ce pays d’Orthe, et rayonne aujourd’hui aux quatre coins du monde.
Nous verrons comment la Grande Guerre fut au centre de sa vie – brisant une carrière – puis le faisant basculer vers un destin à reconstruire entièrement.
Je passerai rapidement sur mon père biologique et affectif, celui que j’ai connu dans ma jeunesse Un homme rigoureux, exigeant, mais proche et tendre. Un homme charmeur, fascinant, passionnant, parfois secret. Un homme né à la frontière de deux mondes : un monde ancien finissant, celui du XIXe siècle et un monde nouveau qui s’ouvrait à la science moderne et à la technologie.
Il avait côtoyé ce passé par ses parents et grands-parents, il allait connaître les débuts de ce premier  monde moderne  scientifique et industriel. Il savait raconter ce monde ancien, faire parler cet Alphonse Durosoir, capitaine des pontonniers à la Bérézina, décrire le retour des cendres de l’empereur ou parler de quelques victimes familiales de la Révolution. Il avait vu, pendant la guerre 14-18, cette effroyable mutation technologique au service de la destruction et de la barbarie. Et pourtant, tout en ayant le culte des humanités et du passé, il avait foi dans la science et les techniques de l’avenir et m’orientait avant tout vers une carrière technique et scientifique.
Il y a ensuite Lucien Durosoir le violoniste, le soldat, le compositeur que j’ai redécouvert plus tard, il y a quelques années à peine, à travers les archives familiales, ses lettres de guerre, sa musique, les lettres de ses amis. Un homme complexe, mais avant tout un artiste, qui, s’il ne vécut pas de son art, vécut pour son art et survécut, dans les moments difficiles, grâce à son art.
Si aller à la guerre est banal, en 1914, en revenir, en 1919, est déjà plus exceptionnel. Après cela, il faut réapprendre à vivre, du mieux que l’on peut.

La vie de Lucien Durosoir est marquée par l’axe de la Grande Guerre ; il y a un avant et un après.


Qui était cet homme avant le début août 1914 ?
Avant la guerre, Lucien Durosoir accomplissait une très brillante carrière internationale de violoniste, commencée à Paris à vingt ans, alors qu’il est premier violon aux Concerts Colonne ; ensuite, ce seront les voyages à travers l’Europe : Berlin, Vienne, Moscou, presque toutes les grandes capitales de l’Europe du centre, où il a fait connaître de grandes oeuvres de la musique française, comme la première sonate pour violon et piano de Gabriel Fauré

qu’il créa à Vienne.
 Lors de ses tournées en France, il jouait, bien entendu des maîtres allemands ; c’est lui qui créa en France, en 1903, le Concerto pour violon de Brahms. On ne s’en étonnera pas quand on saura que, se perfectionnant avec le grand soliste allemand Hugo Hermann, il prit des cours d’interprétation auprès de Josef Joachim lui-même, dédicataire de ce concerto.

La tradition brahmsienne était donc directement transmise jusqu’à lui.


Le Figaro, 19 mai 1904 :
Il a montré, dans le Concerto de Max Bruch, les plus rares qualités de sonorité et de musicalité, et dans le Concerto de Dvorak un style et une virtuosité étonnants. Monsieur Lucien Durosoir, à cette belle séance, s’est classé parmi les meilleurs virtuoses de son époque.

orthe , bélus , landes , durosoir , violon , maréchal , caplet , neuville st vaast , guerre , colombophile ,  1914 , douaumont ,  quintette du général

C’est donc un familier des villes allemandes, autrichiennes et russes, un amoureux de la culture germanique, que la déclaration de guerre embarque, le 2 août 1914, vers le front.
Dans la France rurale de 1914, comme d’ailleurs dans toute l’Europe combattante, les troupes étaient en majeure part formées de paysans, d’hommes de peu d’instruction, peu aptes à écrire, en tout cas peu aptes à développer par écrit leurs impressions, leurs sentiments, à décrire les lieux, climats et événements qui les environnaient.
Je reviendrai sur quelques idées fausses : l’idée selon laquelle seul le corps des officiers concentrait tout ce que l’armée pouvait contenir d’hommes instruits […] comme celle qui conduit à affirmer que les intellectuels et les artistes étaient généralement des embusqués. En fait parmi les fantassins, beaucoup furent des hommes instruits, voire pourvus d’un bagage intellectuel et culturel très développé.
Dans le quotidien, ils se distinguaient par leurs habitudes, par le temps qu’ils accordaient, lors des repos, à la lecture, à l’écriture ou à la conversation. Par leurs lettres et carnets, ils furent des témoins précieux de ce quotidien de la guerre.
Je rappellerai quelques caractéristiques de cette guerre : guerre d’immobilisation, de tranchées, de position, d’usure… Lent écoulement du temps, attente toujours trop longue des lettres, de la permission, attente constante et confuse de l’éventualité cruelle de la mort, ce temps démesuré et immobile engendre l’ennui et rend indispensables des activités de divertissement, dans lesquelles la création occupe une grande place. Cette aspiration à échapper à la médiocrité de leur condition s’est exprimée dans la pratique artisanale, la fabrication d’objets divers dans des matériaux de fortune.
 […] C’est dans ce domaine de l’oubli, de l’ennui et de la lutte contre le découragement que l’artiste et l’intellectuel se différencient le plus des "poilus", leurs habitudes et formation intellectuelles les éloignant des banales parties de cartes, beuveries ou conversations triviales.

orthe , bélus , landes , durosoir , violon , maréchal , caplet , neuville st vaast , guerre , colombophile ,  1914 , douaumont ,  quintette du général
Debout, de G. à D. : CLOËZ, DUROSOIR. En bas, MAGNE et MARÉCHAL

Certains artistes ont cherché à se rapprocher les uns des autres, comme les musiciens de la Ve Division.
Lucien Durosoir vécut la guerre comme simple soldat. Il écrivit à sa mère presque chaque jour. Cette correspondance, jointe aux carnets de guerre de son ami le violoncelliste Maurice Maréchal, a fait l’objet du livre "Deux Musiciens dans la Grande Guerre". Parmi les témoignages d’artistes, ceux des musiciens sont rares, d’où l’intérêt qu’a suscité ce livre, mais l’on notera que la musique n’occupe pas, dans les écrits de ces musiciens, une place de premier plan, même lorsque ces hommes bénéficient de conditions exceptionnelles qui leur permettent de la pratiquer…
Leurs préoccupations sont communes à tous les hommes en guerre : elles touchent essentiellement à la vie quotidienne, à l’observation des autres, au retour sur soi. Le climat, la nourriture, les rats, l’ennui, la peur, les déplacements, la boue, le gourbi, la mort des proches, les services funèbres, tous les poilus en ont parlé dans leurs témoignages.
C’est le sort commun, supporté avec plus ou moins d’endurance, raconté avec plus ou moins d’humour.
Lucien affecte, pour sa mère, des préoccupations souvent terre à terre, moyen efficace de masquer l’horreur du quotidien :

    “ 19 novembre 14
C’est aujourd’hui mon troisième jour de tranchée et, depuis deux jours, à un temps très humide a succédé un froid très vif : six degrés au-dessous de zéro. Le froid nous a rendu les nuits très dures quoique nous soyons très bien couverts ; enfin, c’est la campagne d’hiver qui commence, espérons qu’elle ne sera pas très longue car les Allemands paraissent bien à bout de souffle. Hier nous étions en troisième ligne et comme nous étions assez éloignés du feu et couchés à 5 heures avec le jour, car il ne faut pas allumer de lumière laquelle servirait de repère pour l’artillerie […] aussi, pendant deux heures, dans l’obscurité, il y eut séance de café concert, chacun y allant de sa petite chanson, le tout d’une franche gaieté ; comme basse obstinée, les rugissements des obus ne faisaient pas mal. Aujourd’hui nous occupons la première tranchée et les avants-postes, nous entendons le sifflement des balles : on dirait un bourdon qui passe autour de nous, et un terrible duel que les artilleries adverses se livrent à grande distance. Nous sommes assis dans le fond de nos tranchées profondes et tout cela passe au-dessus de nos têtes, sans aucun danger pour nous. N’était le froid, nous serions tout à fait bien, mais moi j’ai un fauteuil sculpté dans la glaise et qui est tout à fait confortable. Je me porte très bien et je te prie de ne pas te tourmenter, car l’endroit où je suis, n’est pas du tout dangereux.
  […].


orthe , bélus , landes , durosoir , violon , maréchal , caplet , neuville st vaast , guerre , colombophile ,  1914 , douaumont ,  quintette du général

De gauche à droite, Maréchal, Magne et Durosoir.

 

Et cependant il n’hésitera pas à lui demander de lui envoyer des armes de poing…
«  […] Il y a un sujet dont je veux parler, ce qui m’ennuie un peu, car je ne veux pas t’effrayer, mais il est tellement important que je vais le dire tout de même. Tu sais que dans cette guerre, surtout maintenant que nous sortons des tranchées, les corps à corps sont fréquents. Or, dans les boyaux des tranchées, le fusil et la baïonnette sont des armes peu pratiques : si tu heurtes la paroi avec ton arme te voilà désarmé ; il faut que tu sautes comme un chien sur ton adversaire. Si j’en parle c’est que je l’ai vu ; or il faudrait des armes courtes ; les officiers en sont munis, mais on néglige de nous en donner : la vie des hommes est si peu de chose pour certains d’entre eux. Je voudrais que tu m’envoies : premièrement, un couteau dit de chasse, coupant et acéré, avec un manche solide et fait ainsi [dessin] ; je n’ai pas besoin de luxe dans cette arme, mais que l’acier soit de première qualité ; […]. Deuxièmement, un pistolet automatique à 6 ou 7 coups et 25 cartouches. De posséder deux armes ainsi sur moi cela peut me sauver la vie dans bien des circonstances. Je l’ai vu dernièrement : un sergent, un de mes camarades, complètement désarmé, n’a dû l’existence qu’à son pistoletautomatique avec lequel il a abattu trois Boches, ce qui a donné le temps d’accourir à son secours. Pour cette dernière arme, comme pour la première, aucun luxe, mais de la bonne qualité. Ne t’effraie pas, ce n’est pas parce que j’aurai cela que je m’en servirai, mais j’aime mieux les avoir ».
 Ses écrits sont le reflet de sa personnalité. Lucien est un homme d’âge mûr,

(36 ans), robuste, sportif. Sauf dans des cas extrêmes, il ne semble pas avoir ménagé sa mère ; il lui demande souvent de ne pas s’apitoyer sur lui ou sur elle-même et, chaque fois qu’il lui parle de l’éventualité de sa mort comme d’une chose qu’il envisage avec la plus totale sérénité, on est assez enclin à le croire.


 « Chère maman, je ne sais ce que le sort me réserve ; d’après ce qu’il est plausible de penser, nous serons en pleine bataille d’ici peu. Je me battrai avec énergie et sang-froid, accrus par six mois d’expérience lentement acquise. Certes, je ne puis savoir ce que le sort me réserve, mais si je venais à disparaître, ce à quoi il ne faut pas –songer-[rayé] penser, songe que ce sacrifice, que bien d’autres que moi ont consenti, a été fait pour sauver notre pays et les enfants, c’est-à-dire l’avenir, c’est pour eux que nous avons supporté tant de souffrances. Il faudrait donc t’intéresser à des enfants, à des musiciens, occupe-toi et soutiens des jeunes violonistes, cela occupera ta vie et sera une façon de me prolonger. Excuse-moi de te parler de cette façon qui te fera certainement de la peine ; mais il faut regarder en face toutes les éventualités. Espérons que je me tirerai d’affaire. Tout ce que la prudence unie à l’intelligence pourra faire sera fait. J’ignore si nous irons à la bataille, mais enfin c’est naturel de le penser. Malgré tout je songe à notre vie passée et j’espère fermement que notre vie intéressante reprendra de plus belle à l’avenir. Chère maman j’écrirai tous les jours autant qu’il me sera possible, ne fût-ce qu’une ligne. »

 

orthe , bélus , landes , durosoir , violon , maréchal , caplet , neuville st vaast , guerre , colombophile ,  1914 , douaumont ,  quintette du général

Neuville St Vaast - juillet 1915

 

 

Je croyais bien ne jamais sortir d'un pareil enfer…

 

Banale dans son extrême horreur, telle est la guerre décrite, dans une lettre à sa mère, le 7 juin 1915 : c’est la deuxième grande offensive française dans l’Artois. Lucien est à Neuville Saint Vaast qui n’est déjà plus qu’un champ de ruines. « Enfin je puis t’écrire […] Voici douze jours que nous étions à Neuville Saint Vaast ; quand nous sommes arrivés, la moitié du village seulement était occupée, à l’heure actuelle tout est enlevé et, de plus, nous occupons la première ligne des tranchées boches en dehors du pays. C’a été là de notre part un effort dont on ne peut donner idée […] Il faut reformer le régiment car nos pertes sont lourdes. Notre colonel est tué, beaucoup de compagnies n’ont plus d’officiers, notre capitaine est tué, notre lieutenant et un adjudant blessés […] Le régiment a perdu 1 000 hommes tués, blessés, disparus… Ce pays de Neuville est d’une horreur qui dépasse tout ce que l’imagination peut enfanter : il n’est pas détruit, il est écrasé, rentré sous terre […] Plus de 300 000 obus ont éclaté sur nous et le pays […] Tu ne peux te faire une idée de cette guerre, je n’en perdrai jamais le souvenir. Il fallait arracher chaque ruine ; derrière chaque moellon un boche, des barricades partout avec des mitrailleuses et sur tout cela une pluie de bombes et de grenades lancées à la main, explosives et asphyxiantes […] J’ai beaucoup tiré au fusil protégeant les lanceurs de grenades […] J’ai eu mon fusil brisé dans mes mains par une bombe et tout cela avec les obus sifflant et éclatant sans arrêt jour et nuit, car nous sommes restés sept jours sans dormir, des torpilles aériennes éclataient de temps à autre faisant des trous de dix mètres de diamètre et de quatre mètres de profondeur […] La nuit était éclairée par l’incendie, car tout ce qui pouvait brûler, brûlait […] On se battait au milieu d’une infection générale, car il y avait des centaines de morts gisant depuis plus de trois semaines et les blessés râlant et gémissant […] Rien ne peut raconter ces scènes d’horreur […] Je ne sais comment je suis encore vivant, car je croyais bien ne jamais sortir d’un pareil enfer ».

 

orthe , bélus , landes , durosoir , violon , maréchal , caplet , neuville st vaast , guerre , colombophile ,  1914 , douaumont ,  quintette du général

Neuville St Vaast - juillet 1915

 

Lucien DUROSOIR - Page suivante >